Un pseudo-Décaméron et de la pulp fiction yiddish par l'homme qui a escroqué Joyce
Dans les profondeurs de la bibliographie du sixième volume de la revue Studi sul Boccaccio (Boccaccio Studies), nous trouvons cette entrée :
[G. Boccaccio], Pasquerella and Madonna Babetta. Deux récits jusqu’ici non traduits de Giovanni Boccace avec quelques esquisses inédites d’Aubrey Beardsley. New York, Biblion Soc., 1927 ; pour circulation privée.
Et en dessous, en caractères plus petits, une note singulière : “Sono operette inventate”. Ce qui signifie : ce sont de petites œuvres inventées, des contrefaçons audacieuses produites par un agent sans scrupules, bien des années après la mort de Boccace. Qui était cet agent ? Aucun traducteur n’est mentionné, mais les récits ont été publiés par la Biblion Society. Bien que ce nom soit partagé avec la Erotika Biblion Society de Londres, éditrice du roman pornographique Teleny (souvent attribué à Oscar Wilde), la Biblion Society qui a imprimé ces histoires était une entreprise américaine, basée à New York. Et elle était dirigée par nul autre que ce grand-duc de la piraterie littéraire et de la pornographie, Samuel Roth.
Roth s’est inscrit dans l’histoire du modernisme littéraire en devenant la première personne à publier Ulysses de James Joyce aux États-Unis. Bien que The Little Review ait auparavant publié des extraits du roman, de nombreux numéros de cette revue avaient été saisis et détruits — et ses éditeurs inculpés pour diffusion d’obscénité par la New York Society for the Suppression of Vice — ouvrant ainsi une opportunité pour Roth. Il a pu planifier une édition non autorisée, expurgée et truffée d’erreurs d’Ulysses, prévue pour paraître en 1928–1929. Joyce tenta de combattre cette publication imminente avec l’aide d’un cabinet juridique américain, cherchant à obtenir une injonction à l’automne 1927. Dans une réponse typiquement audacieuse, Roth fit appel à ses lecteurs pour qu’ils souscrivent à un fonds destiné à sa défense au nom de « la liberté de la beauté ».
La liberté éditoriale de Roth ne se limitait pas aux figures radicales du modernisme contemporain – elle s’étendait même aux figures les plus consacrées de la tradition occidentale. Dans notre cas, Giovanni Boccace. Publiées comme un « supplément littéraire » aux derniers numéros de Two Worlds, Pasquerella et Madonna Babetta sont des récits provocateurs où le sexe illicite engendre une violence terrible, accompagnés d’illustrations (prétendument) d’Aubrey Beardsley. Dans Pasquerella, l’héroïne éponyme et condamnée épouse le comte Sandro Bernini à l’âge de quinze ans, et découvre rapidement « les exigences de son mariage ». Elle tombe enceinte ; Sandro devient indifférent. Treize ans plus tard, son fils Phillip développe une obsession pour Bianca, la fille des voisins, que Pasquerella a embauchée comme domestique. Bianca supplie sa patronne, expliquant que Phillip possède une clé de sa chambre et s’y introduit la nuit. Pasquerella ne croit pas la jeune fille et décide de dormir dans la chambre. Dans l’obscurité, Phillip prend sa mère pour sa supposée amante. « Jamais auparavant la source de la passion n’avait tremblé d’elle-même chez Pasquerella. Sous les doigts délicats et attentivement légers de son fils, elle s’épanouit soudain. » Écœurée le lendemain matin, elle l’envoie loin de chez elle, sous prétexte d’éducation, et donne naissance huit mois plus tard à un enfant qu’elle abandonne dans une abbaye. De nombreuses années après, Phillip revient en héros de guerre, accompagné de sa nouvelle épouse, Pamela, et Pasquerella est submergée par des « émotions étranges et rapidement grandissantes ». Elle reconnaît la jeune femme : il s’agit de son enfant — Phillip a épousé sa sœur et sa fille. Comme une Œdipe italienne, Pasquerella se glisse dans leur chambre pendant qu’ils dorment, retournant à la scène primitive : « des forces étranges agissaient en elle, guidant sa main armée d’un poignard, l’y contraignant... » — et met fin une fois pour toutes à cette chaîne d’inceste.
Dans Madonna Babetta, un prêtre napolitain nommé Lorenzo se lie d’amitié avec son voisin protestant, Cornelius, « un jeune homme d’une remarquable beauté physique ». Ils font de longues promenades et discutent de religion : « Ah, je vois, soupira Cornelius, nous brûlons en enfer pour le péché d’avoir des relations avec de jolies femmes. » Une aristocrate du nom de Madonna Babetta capte l’attention du Père Lorenzo et détourne le sacrement de la confession à ses propres fins sordides, affirmant que Cornelius la reluque chaque soir.
Après avoir entendu ces rumeurs de la bouche de Lorenzo, Cornelius décide de faire exactement ce dont on l’accuse et se cache dans le jardin de Madonna Babetta, « espérant apercevoir son double maléfique ». Quand leurs regards se croisent, elle lui sourit avec une reconnaissance complice, et Cornelius comprend la supercherie. Ils deviennent amants. Un jour, Madonna Babetta assassine son mari Helvetius avec un poignard et demande à Cornelius de l’attacher au lit, disposant la pièce « comme si une lutte désespérée avait eu lieu ».
Quand Cornelius exprime plus tard des remords pour sa complicité dans le complot, Madonna Babetta l’enlace, un poignard à la main, et il s’effondre, mort. Prenant sa pipe et une loupe, le Père Lorenzo entre à son tour dans le jardin de la veuve pour découvrir comment deux hommes respectés ont été rappelés à Dieu prématurément. Il déduit le rôle de Madonna Babetta et fait irruption dans sa chambre, exigeant une confession pour double homicide. « Père, murmura-t-elle, ne tueriez-vous pas pour m’avoir maintenant ? »
Nous passons à l’avenir :
Le saint Père Lorenzo est souvent vu montant la rue vers la Via Nilla à cette heure entre quatre et six où la mer autour de Naples semble s’évanouir à l’approche du soleil ardent, mais il est douteux qu’il soit préoccupé par l’état de l’âme de Madonna Babetta, ou que la Madonna ait tant de péchés à confesser, car la servante n’a encore jamais entendu ce chant commençant par In Nomine Patri… émaner de la chambre de sa maîtresse.
Le décor de Pasquerella et Madonna Babetta est un pastiche de l’Italie prémoderne à la manière de Boccace : rempli de villas, de confesseurs et de femmes passionnées et meurtrières. Ces histoires sont plutôt divertissantes, mais elles comportent des irrégularités de style et de détails qu’on ne trouverait pas dans les œuvres authentiques de Boccace. Bien que l’on trouve de nombreuses femmes transgressives dans l’œuvre de Boccace, leur représentation contraste fortement avec la violence crue et prolongée de Pasquerella et Madonna Babetta.
Des problèmes historiques apparaissent également. Aussi touchante que puisse être l’amitié entre un catholique et un protestant, il est important de rappeler que Martin Luther est né plus d’un siècle après la mort de Boccace. Prenons également, par exemple, le mélange bigarré des noms, dont l’unité morphologique fait défaut, caractéristique des œuvres archaïsantes et étrangères : l’italien Lorenzo et son bon ami, le latin Cornelius ; Madonna Babetta et son mari, Helvetius.
Mais Roth ne s’est pas contenté d’élargir le canon de Boccace — il voulait rendre le même « service » à Aubrey Beardsley. Les récits prétendument inédits de Boccace, découverts par la Biblion Society, devaient être illustrés « avec quelques esquisses inédites d’Aubrey Beardsley ». En réalité, toutes les illustrations attribuées à Beardsley avaient déjà été publiées. La première, représentant un ange nu et intitulée par Roth « Nouveau Croquis », avait déjà été imprimée en 1898 sous le titre « Mirror of Love ». Les quatre illustrations suivantes, en pleine page, montrant des personnages mélancoliques et pensifs parmi la végétation, proviennent de l’édition Dent de Le Morte d’Arthur de Malory (1892) — les cases blanches dans le coin supérieur droit de ces dessins étaient censées contenir les numéros de chapitres. Enfin, la dernière illustration en pleine page, « Lysistrata Haranguing the Athenian Women », vient d’une impression privée d’Aristophane en 1896.
Sont aussi imprimé des croquis faussement attribués à Beardsley, notamment bandeaux répétés entre les paragraphes : deux femmes allongées dans Pasquerella, un jeune homme courtisant une femme allongée sur un sofa à la forme phallique dans Madonna Babetta — ainsi qu’une illustration pleine page intitulée « Les gouvernantes s’amusant dans le jardin ». Retrouver l’origine de ces illustrations éclaire le contexte des récits de Boccace publiés par Roth.
En réalité, ces trois dessins sont l’œuvre de l’illustrateur hongrois Willy Pogany et furent publiés dans une édition américaine (The Songs of Bilitis, 1926). Parues pour la première fois en 1894 sous le titre Les Chansons de Bilitis, ces poèmes érotiques furent initialement présentés comme des traductions supposées du poète grec Bilitis, contemporain de Sappho. En réalité, ils ont été écrits par Pierre Louÿs qui, dans l’édition de 1926 d’où Roth a probablement tiré les illustrations, se présente comme l’auteur et non le traducteur.
Les Chansons de Bilitis relèvent ainsi de la pseudotraduction : des œuvres littéraires qui prétendent être des traductions d’une autre langue mais sont en réalité des compositions originales de leur prétendu traducteur. Qu’il l’ait fait intentionnellement ou non, en reprenant les illustrations de Bilitis, Roth associe ses récits aux pseudotraductions européennes contemporaines.
On peut se demander pourquoi Roth a choisi des images issues d’une pseudotraduction pour ce volume. Était-ce, en réalité, une sorte de clin d’œil , un aveu ludique de culpabilité destiné au lecteur contemporain curieux ou, d’outre-tombe, au futur compilateur de son œuvre ? Ou bien l’inclusion de ces images était-elle purement pragmatique : il avait vu qu’elles étaient efficaces pour promouvoir un faux, alors pourquoi pas pour le sien ? Roth laisse derrière lui un espace de questions insolubles, à jamais liées à son héritage.
À première vue, il peut être tentant de regrouper Pasquerella et Madonna Babetta avec le Bilitis de Pogany ou les Poems of Ossian de James Macpherson, de fausses œuvres relativement médiocres prétendant avoir une source ancienne. Une explication simple de leur provenance serait que Pasquerella et Madonna Babetta ont été fabriquées par Roth ou par quelqu’un à son service. Et si cela était vrai, l’affaire serait probablement close... mais deux brochures, écrites en yiddish et publiées au tournant du siècle par la Hebrew Publishing Company, rendent cette histoire encore plus étrange.
(à suivre, Samuel Roth et la littérature Shund)
Jonah Lubin & Maria Laurids Lazzarotti - Pseudo-Boccaccio, Yiddish Pulp Fiction, and the Man Who Ripped Off Joyce
Quelques liens utiles :
L'édition illustrée de Pasquerella et Madonnna Babetta publiée dans la revue de Roth Two Worlds
Les ouvrages de Hermalin numérisés par le Yddish Books Center
Une analyse de la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis (Roth v. United States, 1957)
La recension d'une biographie de Samuel Roth
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